Chapitre 7
Bones savait bien mieux s’y prendre que moi pour se débarrasser d’un corps. En quelques minutes, il avait enroulé le corps de Sergio dans du plastique et il l’avait casé dans le coffre, le tout en sifflotant. Pendant ce temps, j’étais restée assise, le dos contre la voiture, pressant le bandage de fortune autour de mon poignet. Après avoir refermé le coffre, il s’accroupit à côté de moi.
— Laisse-moi voir ça, dit-il en tendant la main vers moi.
— Ça va.
La tension et la douleur durcissaient ma voix.
Bones ignora ma réponse et écarta mes doigts de la blessure pour défaire mon bandage.
— Sale morsure, la peau autour de la veine est déchirée. Il va te falloir du sang.
Il sortit un cran d’arrêt de sa poche et en appuya la pointe contre sa paume.
— Arrête, j’ai dit que ça allait.
Il se contenta de me lancer un regard irrité et enfonça la lame dans sa paume. Le sang jaillit aussitôt et, malgré ma résistance, il plaqua sa main contre mon avant-bras.
— Ne sois pas ridicule. Combien est-ce qu’il t’en a pris ?
Je sentais des picotements dans mon poignet alors que son sang se mélangeait au mien – la magie de la guérison, en temps réel. D’une certaine manière, cette expérience me semblait aussi intime que lorsque j’avais dû lécher le sang au bout de son doigt.
— Quatre bonnes gorgées, je dirais. Je lui ai enfoncé le pieu dans le cou aussi vite que possible, histoire de détourner son attention. T’étais où, d’ailleurs ? Je n’ai pas vu de voiture derrière nous.
— C’était le but. J’étais à moto, mais je suis resté loin derrière pour que Sergio ne se rende pas compte qu’il était suivi. La moto est à un bon kilomètre d’ici, par là. (Bones fit un signe de la tête en direction des arbres avoisinants.) J’ai préféré finir à pied, au pas de course, pour faire moins de bruit.
Nos têtes étaient à quelques centimètres l’une de l’autre et ses genoux étaient appuyés contre les miens. Mal à l’aise, j’essayai de reculer, mais la portière de la voiture me bloquait le chemin.
— Je crois que la voiture est fichue. La portière arrière est en miettes.
C’était vrai. Sergio l’avait salement amochée. Un boulet de démolition n’aurait pas fait plus de dégâts.
— Pourquoi t’a-t-il mordue au poignet si vous étiez sur la banquette arrière ? Il pouvait pas atteindre ton cou ?
— Non. (L’évocation de cette scène m’était très désagréable.) Il a commencé à s’exciter au volant et il a essayé de me tripoter, grâce à toi et à ton idée de me faire me balader sans culotte. Je n’avais aucune envie de le laisser faire, alors je suis allée sur la banquette et j’ai passé mes bras autour de lui pour qu’il ne se doute de rien. C’était débile, je m’en aperçois maintenant, mais je n’ai pas du tout pensé à mes poignets. Jusqu’ici, les autres vampires avaient toujours cherché à m’attaquer à la gorge.
— Ouais, moi y compris, hein ? La voiture faisait de tels écarts sur la route que j’ai d’abord cru que vous étiez déjà à votre affaire. Pourquoi s’est-il garé si brusquement ?
— Je lui ai dit de venir me chercher.
Ma voix était désinvolte, mais les mots me faisaient mal. Ça, pour venir me chercher, il ne s’était pas fait prier. Une question me vint soudain à l’esprit.
— Dis, tu es sûr qu’il n’y a aucun danger à laisser son corps dans le coffre ?
Bones gloussa.
— Tu veux lui tenir compagnie ?
Je lui répondis en lui lançant un regard sombre.
— Non, je veux dire, tu es sûr qu’il est vraiment mort ? Moi, pour en être certaine, je leur coupais toujours la tête.
— On critique mon travail ? Détends-toi, je t’assure qu’il est vraiment mort. Mais le plus urgent, c’est de partir d’ici avant qu’un conducteur trop curieux vienne nous demander si on a besoin d’aide. (Il lâcha mon poignet pour examiner la plaie. Elle était déjà refermée, comme par des points de suture invisibles. Quant à sa main à lui, elle ne portait même plus de marque.) Ça te permettra de tenir. Il faut qu’on déplace ce véhicule.
Je me levai et regardai une nouvelle fois la voiture mutilée. Outre la portière, qui ne pendait plus que par quelques lambeaux de métal, tout l’avant était maculé de sang – du mien et de celui de Sergio.
— Et comment suis-je censée conduire cette épave ? Le premier flic que je croiserai m’arrêtera sur-le-champ !
Il me gratifia de son éternel sourire arrogant.
— T’affole pas. J’ai pensé à tout.
Il sortit un téléphone portable de sa veste.
— C’est moi, on a fini. On dirait que je vais quand même avoir besoin d’un coup de main, mon pote. La caisse va te plaire, c’est une Mercedes. Cela dit, il faudra un peu revoir la carrosserie au niveau de la portière. On est sur la Planter’s Road, juste au sud de la boîte. Ne traîne pas, hein ?
Sans dire au revoir, il raccrocha et se tourna de nouveau vers moi.
— Assieds-toi, Chaton. Notre taxi sera là dans quelques minutes. Ne t’inquiète pas, il n’est pas loin. Je lui avais dit que j’aurais peut-être besoin de lui ce soir. Bien sûr, il s’attendait certainement que ce soit un peu plus tard dans la soirée. (Il se tut en me regardant d’un air entendu.) Vous n’avez pas tardé à filer, hein ? Il a vraiment dû te trouver à son goût.
— Oui, il était aux anges. Plutôt flatteur, non ? Sérieusement, Bones, même si tu te débrouilles pour faire réparer la voiture, il y a quand même beaucoup trop de sang. Je t’avais pourtant dit d’apporter de quoi nettoyer, mais tu n’as pas voulu m’écouter. On aurait au moins pu en éponger un peu.
Il s’approcha de moi pour inspecter de nouveau la blessure de mon bras. Il ne restait plus qu’une fine ligne rouge de peau régénérée. Mais après avoir vérifié l’état de la plaie, il ne me lâcha pas. J’avais beau éviter son regard, j’en sentais quand même tout le poids.
— Fais-moi confiance, ma belle. Je sais que pour l’instant ce n’est pas le cas, pourtant tu devrais. Au fait, tu as fait un boulot formidable ce soir. Le pieu dans son dos n’était qu’à un souffle de son coeur. Ça l’a ralenti, comme celui dans son cou. Tu l’aurais eu même sans mon intervention. Tu es forte, Chaton. Tu devrais être contente.
— Contente ? Ce n’est pas vraiment le mot que j’emploierais. Soulagée, plutôt. Soulagée d’être en vie et d’avoir fait en sorte qu’il y ait un meurtrier de jeunes filles naïves en moins dans la nature. Mais dire que je suis contente... Pour ça, il faudrait que je n’aie pas ces gènes. Que j’aie deux parents normaux et aussi des tas d’amis, et que la seule chose que j’aie jamais eue à tuer, ce soit le temps. Ou encore que je sois allée, ne serait-ce qu’une seule fois, en boîte uniquement pour danser et m’amuser au lieu de terminer la soirée en plantant un pieu dans le coeur d’un monstre prêt à me tuer. Voilà ce qu’il me faudrait pour pouvoir dire que je suis contente. Là, tout ce que je fais, c’est... rester en vie. Jusqu’à la prochaine fois.
Je retirai ma main et m’éloignai de quelques mètres pour mettre un peu de distance entre nous. Je fus submergée par une vague de mélancolie en repensant aux choses que je venais d’évoquer et que je ne connaîtrais jamais. Parfois, c’était effrayant de se sentir vieux à vingt-deux ans.
— Foutaise.
Ce mot brisa le silence.
— Pardon ?
C’était bien là une réaction typique de vampire. Aucune compassion.
— Foutaise, j’ai dit. Tu joues les cartes qu’on t’a distribuées, exactement comme n’importe qui d’autre dans ce monde de merde. Tu possèdes des dons pour lesquels des gens seraient prêts à tuer, même si tu refuses de les accepter. Tes arriérés de voisins te regardent de haut parce que tu n’as pas de père ? Et alors, qu’est-ce que tu en as à faire ? Le monde est vaste et tu as un rôle important à y jouer. Tu crois que tous les gens qui t’entourent sont contents de la vie qu’ils mènent ? Tu crois que tout le monde dispose du pouvoir de choisir son destin ? Désolé, ma belle, ce n’est pas comme ça que ça marche. Protège ceux que tu aimes et engage-toi dans les batailles que tu peux gagner. Ainsi va le monde, Chaton, et pas autrement.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
L’amertume me donnait du courage et les mots avaient jailli de ma bouche.
Soudain, il rejeta sa tête en arrière et éclata de rire avant de me saisir par les épaules. Il se rapprocha de moi au point que sa bouche touchait presque la mienne.
— Tu n’as pas la moindre idée de ce que j’ai vécu, alors ne me dis pas ce que je sais ou ce que je ne sais pas.
La manière dont il avait détaché chacun de ses mots portait en elle une menace à peine voilée. Mon coeur se mit à battre la chamade et je savais qu’il pouvait l’entendre. Il relâcha son étreinte, mais ses mains restèrent posées sur moi. Mon Dieu, comme il était près... Sans m’en rendre compte, je passai ma langue sur mes lèvres, et je tressaillis en voyant qu’il la suivait des yeux. L’air crépitait presque entre nous, sans doute à cause de son énergie naturelle de vampire... ou d’autre chose. Lentement, il sortit sa langue et lécha sa lèvre inférieure. J’étais littéralement hypnotisée.
Un klaxon retentit soudain, me faisant sursauter. Je sentis mon coeur battre encore plus vite lorsque je vis un semi-remorque ralentir et se garer juste devant nous. Le crissement des freins et le bruit du moteur juste avant qu’il soit coupé me parurent assourdissants dans la nuit soudain calme.
— Bones... !
Effrayée à l’idée d’être découverte, je m’apprêtais à continuer ma phrase lorsque je vis Bones s’avancer vers le camion pour accueillir le chauffeur.
— Ted, mon vieux salaud, merci d’être venu si vite !
Je me faisais peut-être des idées, mais j’avais l’impression, au son de sa voix, qu’il n’était pas tout à fait sincère. Personnellement, j’avais envie de me jeter au cou de Ted pour le remercier d’avoir interrompu une situation qui aurait pu devenir très dangereuse.
Un homme grand et maigre descendit du semi-remorque et répondit en souriant.
— Je suis en train de louper mes émissions à cause de toi, mon pote. J’espère que j’ai rien interrompu entre toi et cette fille. Vous n’aviez pas l’air d’avoir envie d’être dérangés.
— Pas du tout ! (J’avais protesté d’autant plus fort que je n’avais pas la conscience tranquille.) Il ne se passait absolument rien !
Ted rit et se dirigea vers le côté endommagé de la voiture. Il passa sa tête à l’intérieur et fronça le nez à la vue du sang.
— Ouais... je vois ça.
Bones me regarda en haussant un sourcil, comme pour me défier en silence, et je détournai les yeux. Puis il se tourna vers son ami et lui donna une tape sur les épaules.
— Ted, mon vieux copain, la voiture est à toi. Y a qu’à vider le coffre, et tout sera parfait. Conduis-nous chez moi, d’ici là on aura fini.
— Pas de problème, mon pote. L’arrière va te plaire. C’est climatisé. Il y a des caisses pour s’asseoir, ou bien vous pouvez aussi vous installer dans la voiture. Allez, rentrons-la dans le camion.
Ted ouvrit la porte de la remorque. Elle était équipée d’un dispositif de serrage pour attacher la voiture. Je hochai la tête en signe d’admiration. Bones avait vraiment pensé à tout.
Ted installa la rampe en acier, puis Bones sauta dans la Mercedes et la conduisit tout droit dans les crampons. Après quelques ajustements, il réussit à mettre la voiture en place. Il partit ensuite chercher sa moto et revint quelques minutes plus tard avec l’engin, qu’il posa sur le flanc dans la remorque. Une fois l’installation terminée, il me sourit.
— Viens, Chaton. Ton taxi attend.
— On monte à l’arrière ?
Franchement, l’idée de me retrouver seule avec lui dans un espace confiné m’effrayait, et pas à cause de mes artères.
— Ouais. Ici. Le vieux Ted ne veut pas risquer d’être vu avec moi. C’est qu’il tient à sa santé, tu vois. Personne n’est au courant de notre amitié. C’est un malin.
— Un malin, marmonnai-je en montant dans la remorque. (Ted referma la porte ; j’entendis un puissant « clic » puis le bruit d’un verrou qui s’enclenchait.) Je l’envie.
Je refusai de m’asseoir à l’arrière de la voiture, à cause de mon sang qui maculait les sièges et du cadavre dans le coffre, et décidai de me tenir aussi loin de Bones que le permettait l’intérieur étriqué de la remorque. Il y avait des caisses à l’avant, contenant Dieu sait quoi. J’en choisis une, et je me roulai en boule dessus. En signe d’approbation, Bones se jucha sur une autre caisse. Il semblait ne pas s’en faire le moins du monde.
— Je sais que ce n’est pas un sujet d’inquiétude pour toi, mais y a-t-il assez d’oxygène là-dedans ?
— Plus qu’il n’en faut. Tant que personne ne se met à haleter, dit-il en haussant un sourcil.
Je pouvais clairement lire dans ses yeux qu’il n’avait rien oublié de notre petite scène de tout à l’heure.
— Alors, dans ce cas, je n’ai rien à craindre. Rien du tout.
Pour toute réponse, il afficha un petit sourire entendu très crispant. Comment aurais-je réagi s’il s’était approché encore plus près tout à l’heure ? Si sa bouche avait franchi les deux derniers centimètres qui la séparaient de la mienne ? L’aurais-je giflé ? Ou bien...
— Merde.
Oups, je l’avais dit à voix haute.
— Un problème ?
Un demi-sourire flottait encore sur ses lèvres, mais il avait l’air sérieux. Mon coeur se mit de nouveau à battre plus fort. L’atmosphère devenait étouffante, aussi je cherchai désespérément un moyen de faire retomber la tension.
— C’est qui ce Hennessey dont tu voulais avoir l’adresse ?
Il prit une expression réservée.
— Quelqu’un de dangereux.
— Ça, j’avais compris. Sergio semblait avoir très peur de lui, j’en ai conclu que ce n’était pas un boy-scout. J’imagine que c’est notre prochaine cible ?
Bones attendit un moment avant de répondre, comme s’il cherchait ses mots.
— C’est quelqu’un que je piste depuis un moment, oui, mais je m’attaquerai à lui tout seul.
Sa réponse me mit immédiatement en colère.
— Pourquoi ? Tu ne me crois pas assez forte ? Ou bien tu n’as toujours pas assez confiance en moi pour me confier ce secret ? Je croyais qu’on avait déjà réglé cette question !
— Je pense qu’il y a certaines choses dont tu ferais mieux de ne pas te mêler, répondit-il d’une voix évasive.
Je changeai de tactique. Au moins, ce sujet de conversation avait le mérite de rompre avec l’ambiance étrange de tout à l’heure.
— Tu as dit que Sergio était le meilleur client d’Hennessey. Qu’entendais-tu par là ? Qu’a fait Hennessey à la personne qui t’a engagé ? Tu le sais ou bien tu as accepté le contrat sans rien demander ?
Bones émit un petit bruit.
— C’est à cause de questions de ce genre que je ne veux rien te dire de plus. Disons simplement que ce n’est pas un hasard si l’Ohio est devenu une région particulièrement dangereuse pour les jeunes femmes, ces derniers temps. C’est pour ça que je ne veux pas que tu chasses les vampires sans moi. Hennessey n’est pas un simple salopard qui saigne les gens quand il peut s’en tirer sans dommage. Quant au reste, ça ne te regarde pas.
— Tu peux au moins me dire depuis combien de temps tu le traques ? C’est quand même pas top secret !
Le ton brusque de mes paroles ne lui avait pas échappé. Il fronça les sourcils. Cela ne me dérangeait pas. Il valait mieux qu’on se dispute plutôt que... qu’autre chose.
— Environ onze ans.
Je faillis tomber de ma caisse.
— Dieu tout-puissant ! La prime pour sa tête doit être sacrement élevée ! Allez, dis-moi, qu’est-ce qu’il a fait ? De toute évidence, il a dû contrarier quelqu’un de très riche !
Bones me lança un regard impénétrable.
— Tout n’est pas forcément qu’une question d’argent.
À son ton, je compris qu’il ne me dirait plus rien. Très bien. S’il voulait jouer à ce jeu, aucun problème. Je réessaierais une autre fois.
— Comment es-tu devenu un vampire ? lui demandai-je, surprise moi-même par ma question.
Il haussa un sourcil.
— Tu veux un entretien avec un vampire, ma belle ? Ça ne s’est pas très bien terminé pour le journaliste, dans le film.
— Je n’en sais rien, je ne l’ai pas vu. Ma mère pensait que c’était trop violent, murmurai-je, avant d’éclater de rire devant l’absurdité de ma réponse.
Bones sourit aussi et jeta un regard lourd de sens en direction de la voiture.
— Je vois. Heureusement que tu ne l’as pas vu, sinon Dieu seul sait ce qui se serait passé.
Riant toujours, je me rendis compte que je voulais vraiment en savoir plus sur son histoire. Je le regardai donc avec insistance jusqu’à ce qu’il me fasse signe qu’il acceptait.
— D’accord, je vais te le dire, mais ensuite tu devras répondre à une de mes questions. On a encore une heure à tuer, de toute façon.
— Échange de bons procédés, Docteur Lecter ? dis-je d’un ton moqueur. D’accord, mais je n’en vois pas bien l’intérêt. Tu sais déjà tout sur moi.
Il me regarda avec intensité. Quand il reprit la parole, sa voix n’était plus qu’un murmure.
— Pas tout.
Je fus tout à coup de nouveau prise d’une sensation de malaise. Je m’éclaircis la voix – j’avais soudain la gorge sèche –, je remuai sur ma caisse et me recroquevillai encore plus.
— C’est arrivé quand ? Quand as-tu été transformé ?
S’il te plaît, contente-toi de parler. Arrête de me regarder comme ça.
— Voyons voir, c’était en 1790, j’étais en Australie. J’avais rendu service à un type et il s’est dit qu’il me renverrait l’ascenseur en faisant de moi un vampire.
— Quoi ? (J’étais sous le choc.) Tu es australien ? Et moi qui pensais que tu étais anglais !
Il sourit, mais sans gaieté.
— Je suis un peu les deux, en fait. Je suis né en Angleterre. C’est là que j’ai grandi, mais c’est en Australie que j’ai été transformé. Du coup, c’est aussi un peu mon pays.
J’étais si fascinée que j’en oubliai ma consternation.
— Donne-moi plus de détails.
Il s’adossa à la paroi de la remorque, les jambes nonchalamment étendues devant lui.
— J’avais vingt-quatre ans. C’est arrivé un mois pile après mon anniversaire.
— Mais alors on a presque le même âge !
À peine avais-je prononcé ces paroles que je me rendis compte à quel point j’étais ridicule.
Il eut un petit rire.
— Exact. À deux cent dix-sept ans près.
— Oui, enfin... tu vois ce que je veux dire. Tu fais plus vieux que vingt-quatre ans.
— Merci beaucoup. (Il rit en voyant mon air penaud, mais il me soulagea aussitôt.) Les temps étaient différents. Les gens vieillissaient beaucoup plus vite. Vous autres, vous ne savez pas quelle chance vous avez.
— Continue. S’il te plaît, ajoutai-je, voyant qu’il hésitait.
Bones se pencha en avant, tout à fait sérieux à présent.
— Ce n’est pas beau à entendre, Chaton. Mon histoire n’a rien de romantique, comme dans les livres ou les films. Tu te souviens quand tu m’as dit que tu t’étais battue avec des types qui avaient traité ta mère de pute ? Eh bien, ma mère à moi était vraiment une pute. Elle s’appelait Pénélope, et elle m’a mis au monde à quinze ans. Heureusement qu’elle était en bons termes avec la tenancière du bordel, sinon je n’aurais jamais été autorisé à y vivre. D’ordinaire on ne gardait que les petites filles, pour les raisons que tu devines. Quand j’étais petit, je trouvais l’endroit où je vivais tout à fait normal. Toutes les femmes me dorlotaient, et je m’occupais des tâches ménagères en attendant d’être plus grand. La tenancière, qui s’appelait Lucille, me demanda plus tard si je voulais reprendre le flambeau familial. Plusieurs clients aux goûts spéciaux m’avaient remarqué, parce que j’étais plutôt mignon. Mais lorsque la tenancière me fit cette offre, j’en savais déjà assez pour être sûr que je n’avais pas envie de vivre de ce métier-là. À l’époque, la mendicité était une activité très répandue à Londres. Le vol aussi, et, pour payer mon logis, je me mis à chaparder. Puis, quand j’ai eu dix-sept ans, ma mère est morte de la syphilis. Elle avait trente-trois ans.
Mon visage pâlissait à mesure que je l’écoutais, mais je voulais savoir la suite.
— Continue.
— Deux semaines plus tard, Lucille m’informa que je devais partir. Je ne ramenais pas assez d’argent pour justifier la place que je prenais. Ce n’était pas de la cruauté, juste du sens pratique. Une autre fille pouvait reprendre ma chambre et rapporter trois fois plus d’argent. Elle renouvela sa proposition : soit je partais et je me retrouvais à la rue, soit je restais et je prenais des clients. Elle y ajouta cependant une option. Elle connaissait plusieurs femmes de la noblesse et elle leur avait parlé de moi ; ces dames s’étaient dites intéressées par mes services. Je pouvais choisir de me vendre à des femmes plutôt qu’à des hommes. C’est ce que je fis.
» Les filles de la maison commencèrent par me former, bien sûr, et il se trouva que j’étais naturellement doué pour ce métier. Lucille m’assurait une vaste clientèle, et très vite je comptai quelques régulières parmi l’aristocratie. L’une d’entre elles me sauva d’ailleurs la vie.
» C’est que je continuais à faire les poches, tu vois. Un jour de malchance, je tirai la bourse d’un bourgeois juste sous le nez d’un policier. Avant d’avoir le temps de comprendre ce qui m’arrivait, je me retrouvai entre les mains du pire juge de Londres qui me condamna à la pendaison. L’une de mes clientes, ayant entendu parler de mes malheurs, me prit en pitié. Elle usa de ses charmes pour persuader le juge que m’envoyer dans l’une des nouvelles colonies pénales serait une sentence plus adaptée. Trois semaines plus tard, avec soixante-deux compagnons d’infortune, on m’envoya par bateau en Nouvelle-Galles du Sud.
Ses yeux se voilèrent et il passa une main dans ses cheveux, l’air pensif.
— Je ne te parlerai pas du voyage, si ce n’est pour te dire que les conditions étaient pires que tout ce qu’un être humain peut endurer. Une fois à la colonie, ils nous firent travailler jusqu’à l’épuisement. Je me fis trois amis parmi les prisonniers – Timothy, Charles et Ian. Au bout de quelques mois, Ian parvint à s’échapper. Puis, presque un an plus tard, il revint.
— Pourquoi serait-il revenu ? demandai-je. Ne risquait-il pas d’être puni pour son évasion ?
Bones grogna.
— Ça ne fait aucun doute, mais cela ne faisait plus peur à Ian. Nous étions dans les champs, en train de tuer des boeufs pour récupérer la viande et le cuir, lorsque nous avons été attaqués par des Aborigènes. Ils ont tué les gardes et tous les prisonniers, sauf Timothy, Charles et moi. C’est à ce moment-là qu’Ian est apparu parmi eux, mais il était changé. Tu devines pourquoi. Entre-temps, il était devenu un vampire, et, cette nuit-là, il me transforma. Charles et Timothy furent eux aussi changés par deux autres vampires. Nous avons été transformés tous les trois, bien qu’un seul l’ait demandé. Timothy voulait ce qu’Ian avait à lui offrir. Charles et moi, non. Ian nous a transformés quand même en pensant qu’on le remercierait plus tard. Nous sommes restés quelques années chez les Aborigènes, mais en faisant le serment de retourner en Angleterre. Il nous a fallu près de vingt ans pour y arriver.
Il se tut et ferma les yeux. Pendant son récit, j’avais quitté ma position foetale pour une position assise, et je le regardais avec étonnement. Il avait tout à fait raison, ce n’était pas une belle histoire, et je n’avais réellement aucune idée de ce qu’il avait vécu.
— À ton tour. (Il ouvrit les yeux et les plongea dans les miens.) Dis-moi ce qui s’est passé avec le connard qui t’a blessée.
— Merde, Bones, je t’ai déjà dit que je ne voulais plus parler de ça. (Je courbai les épaules en repensant aux souvenirs que cette histoire évoquait en moi.) C’est humiliant.
Il continuait à me considérer de son regard sombre.
— Je viens de te raconter que j’avais volé, mendié et que je m’étais prostitué. Tu crois vraiment que tu es en position de refuser de me répondre ?
Vu sous cet angle, il n’avait pas tort. Haussant les épaules pour cacher la douleur que je ressentais, je lui résumai rapidement ma mésaventure.
— C’est une histoire banale. Un garçon rencontre une fille, la fille est naïve et idiote, le garçon profite d’elle puis il disparaît.
Il se contenta de hausser un sourcil et attendit.
Je levai brusquement les mains.
— D’accord ! Tu veux des détails ? Je pensais qu’il m’aimait vraiment. Il me l’avait dit et j’ai complètement gobé ses mensonges. On est sortis ensemble deux fois, et, à la troisième, il a dit qu’il devait s’arrêter à son appartement pour prendre quelque chose avant qu’on aille en boîte. Une fois chez lui, il a commencé à m’embrasser et à me sortir tous ces bobards, il me disait que j’étais très spéciale pour lui... (Je sentis mes doigts se crisper.) Je lui ai dit que c’était trop tôt. Qu’on devrait attendre de se connaître un peu mieux, que c’était ma première fois. Il n’était pas d’accord. Je... j’aurais dû le frapper ou le pousser pour l’écarter de moi. J’aurais pu le faire, j’étais plus forte que lui. Mais... (Je baissai les yeux.) Je voulais lui faire plaisir. Je tenais vraiment beaucoup à lui. Il a continué et je suis restée immobile en essayant de ne pas bouger. Ça faisait moins mal quand je ne bougeais pas.
Je sentais que j’allais me mettre à pleurer. Je clignai rapidement des yeux et inspirai aussi profondément que je le pouvais pour essayer d’effacer les images qui réapparaissaient dans ma tête.
— C’est à peu près tout. Un moment atroce à passer. Après ça, il ne m’a plus jamais rappelée. Au début, j’étais inquiète. Je me disais qu’il lui était peut-être arrivé quelque chose. (Je laissai échapper un rire amer.) Le week-end suivant, je l’ai vu en train de peloter une autre fille à la boîte où on était censés se retrouver. Là, il m’a dit que je ne lui avais jamais vraiment plu, avant d’ajouter que je ferais mieux de filer parce que ça faisait longtemps que j’aurais dû être au lit. Ce même soir, j’ai tué mon premier vampire. En un sens, c’est grâce à lui, en raison de la façon dont il s’est servi de moi. J’étais si bouleversée que j’étais prête à mourir, ou à tuer quelqu’un. Au moins, je savais qu’en affrontant un vampire qui essaierait de m’égorger, ce serait l’un ou l’autre.
Bones ne lança aucune de ses railleries habituelles. Lorsque je trouvai enfin le courage de le regarder de nouveau dans les yeux, je vis qu’il me regardait, son visage dénué de toute trace de mépris ou de jugement. Le silence s’installait, et les secondes devinrent bientôt des minutes. Nous ne nous étions pas quittés des yeux, et quelque chose d’inexplicable était en train de se créer entre nous.
Le freinage brutal du camion me fit sortir de ma transe. Le véhicule s’arrêta. Bones sauta de son perchoir et se dirigea vers l’arrière de la voiture.
— On est presque arrivés et on a encore des choses à faire. Tiens le sac ouvert pour moi, Chaton.
Il avait retrouvé son ton désinvolte. Encore sous l’effet de ce qui venait de se passer, je le rejoignis à l’arrière de la remorque.
Bones ôta le linceul de plastique qui enveloppait Sergio avec l’entrain d’un enfant qui déballe ses cadeaux de Noël. Je tenais un sac-poubelle de trente litres en me demandant ce qu’il comptait faire.
Je ne tardai pas à le savoir. Par la seule force de ses mains, il brisa le cou de Sergio aussi facilement que s’il débouchait une bouteille. Il y eut un craquement écoeurant, puis il jeta sans faire de cérémonie le crâne déchu dans le sac.
— Beurk. (Je lâchai le sac.) Prends-le, toi.
— Tu fais la délicate ? Ce crâne pourri vaut cinquante mille dollars. T’es sûre que tu ne veux pas le bercer encore un peu ?
Il me lança son sourire moqueur habituel. Le vieux Bones était de retour.
— Non, merci.
L’argent ne compensait pas tout. Je ne serais pas restée en contact avec cette tête une minute de plus, même pour tout l’or du monde.
L’arrière de la remorque s’ouvrit dans un craquement et Ted apparut dans la lumière artificielle.
— On y est, mon pote. J’espère que le voyage a été agréable.
Ses yeux brillaient tandis que son regard passait de Bones à moi.
Je fus tout de suite sur la défensive.
— On parlait, c’est tout.
Ted sourit de toutes ses dents et je vis Bones réprimer un rictus alors qu’il se retournait pour faire face à son ami.
— Arrête, mon grand. Le trajet a duré quoi... cinquante minutes ? On n’aurait même pas eu le temps de commencer.
Puis tous deux éclatèrent de rire. Pas moi, car je ne voyais pas du tout ce qu’il y avait de drôle.
— Vous avez fini ?
Après s’être un peu calmé, Bones secoua la tête.
— Reste dans la remorque une minute. J’ai un truc à faire.
— Quoi ?
Ma curiosité avait repris le dessus, mais je n’obtins pas la réponse escomptée.
— Des affaires. J’ai une tête à livrer et je ne veux pas que tu sois mêlée à ça. Moins les gens te connaîtront, mieux ce sera.
Ça tenait la route. Je m’assis sur le rebord de la remorque en laissant pendre mes pieds dans le vide et je retirai mon bandage pour inspecter une nouvelle fois mon poignet. La blessure était complètement guérie. La chair s’était parfaitement refermée et je n’avais aucune cicatrice. Il y avait une telle différence entre les vampires et les humains ; c’était aussi vrai pour les hybrides comme moi. Nous n’appartenions même pas à la même espèce. Comment, dans ce cas, avais-je pu raconter à Bones des choses que je n’avais jamais dites à personne ? Même ma mère ne savait pas ce qui s’était passé avec Danny. Elle n’aurait pas compris. D’ailleurs il y avait beaucoup d’autres choses à mon sujet qu’elle n’aurait pas comprises. Pour être honnête, je lui en cachais plus que je lui en disais, et pourtant, pour je ne sais quelle raison, j’avais dit à Bones des choses que j’aurais dû taire.
Après avoir passé une trentaine de minutes à réfléchir à ces questions et à gratter mon vernis à ongles, je vis enfin Bones réapparaître. Il sauta dans la remorque, détacha sa moto et la déposa d’une seule main sur le sol.
— En selle, mon chou. On a fini.
— Et la voiture ? Et le reste du corps ?
Je montai derrière lui en passant mes bras autour de sa taille pour ne pas tomber. C’était déconcertant de me retrouver ainsi serrée contre lui après ce qui avait failli se passer tout à l’heure, mais je n’avais pas envie de tomber ni de m’écorcher sur le bitume. Au moins, il m’avait donné un casque, bien qu’il n’en porte pas lui-même. Il y avait certains avantages à être déjà mort.
— Ted va prendre la voiture. Il gère une casse. C’est son gagne-pain, je ne te l’avais pas dit ?
Non, il ne me l’avait pas dit. De toute façon, pour l’importance que cela avait...
— Et le corps ?
Il démarra et je m’agrippai à lui tandis qu’il faisait serpenter l’engin sur la route.
— Ça fait partie du marché. Il l’enterre pour moi. Ça nous fait moins de travail. Ted est un petit malin, il sait tenir sa langue et s’occuper de ses affaires. Ne t’inquiète pas pour ça.
— Je ne m’inquiète pas, criai-je pour me faire entendre malgré le bruit du vent.
En fait, j’étais fatiguée. La nuit me semblait déjà bien longue.
Il fallait compter deux heures de route pour revenir à la grotte, où nous arrivâmes un peu après 3 heures du matin. J’avais laissé mon pick-up à quatre cents mètres de l’entrée, comme d’habitude – je ne pouvais pas me rapprocher davantage à cause du chemin. Bones se gara devant le pick-up et je sautai de la moto dès qu’elle s’arrêta. Ces engins à deux roues me rendaient nerveuse. Comme moyen de transport, ils me paraissaient très dangereux. Les vampires, bien sûr, n’avaient peur ni d’être blessés, ni de voir leur peau arrachée sur le goudron, contrairement à moi. Mais ce n’était pas la seule raison de mon empressement à descendre – je voulais m’éloigner de Bones le plus vite possible. Avant qu’une autre crise de démence me terrasse.
— Tu pars déjà, mon chou ? La soirée ne fait que commencer.
Il me regardait, un sourire diabolique sur les lèvres. Un éclair passa dans ses yeux. Je récupérai mes clés sous la pierre où je les cachais toujours et montai pesamment dans le pick-up.
— Pour toi, peut-être, mais moi je rentre. Va donc te trouver un petit cou à mordre.
Impassible, il descendit à son tour de la moto.
— Tu rentres avec cette robe couverte de sang ? Ta maman va s’inquiéter si elle te voit comme ça. Tu peux au moins entrer te changer. Je ne regarderai pas, promis.
Il avait accompagné ces mots d’un clin d’oeil si appuyé qu’il me fit sourire malgré ma méfiance.
— Non, je me changerai dans une station-service. Au fait, maintenant que la mission est accomplie, quelle est la suite du programme ? J’ai droit à des vacances ?
J’avais besoin d’un break, non seulement pour me reposer de l’entraînement, mais aussi pour passer moins de temps en sa compagnie. Peut-être qu’un petit tour chez un psy me ferait du bien, et une pause loin de toute cette folie serait l’occasion d’y aller.
— Désolé, Chaton. Tu recommences demain soir. Ensuite, je prends l’avion pour Chicago pour rendre une petite visite à mon vieil ami Hennessey. Avec un peu de chance, je serai de retour jeudi, car vendredi j’ai un autre truc pour nous...
— Ça va, j’ai compris, dis-je d’un air dégoûté. Mais n’oublie pas que je commence mes cours à la fac la semaine prochaine, alors il faudra que tu me laisses du temps libre. Je sais qu’on a passé un accord, mais ça fait déjà trop longtemps que j’attends de pouvoir passer mon diplôme.
— T’as raison, mon chou. Bourre-toi le crâne avec des trucs qui ne te serviront jamais à rien dans la vie réelle. Mais n’oublie pas : tu n’auras plus l’occasion de passer d’examens si tu te fais tuer, alors n’imagine pas que je vais te laisser négliger ton entraînement. Cela dit, sois tranquille, on trouvera un arrangement. D’ailleurs, à ce propos, voilà pour toi.
Bones sortit de sous sa veste un grand sac plastique opaque. À y regarder de plus près, sa veste paraissait en effet anormalement bombée. Il trifouilla à l’intérieur du sac un moment avant d’en sortir une liasse verte qu’il me tendit.
— Ta part.
Quoi ? Je regardai les billets de cent dollars qu’il tenait dans sa main. L’incrédulité céda la place à la méfiance.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il secoua la tête.
— Bon Dieu, ce que tu peux être compliquée ! On ne peut même pas te donner de l’argent sans que tu râles. Ces billets, ma belle, représentent vingt pour cent de la prime pour la tête de Sergio. C’est ta part pour lui avoir fait perdre la tête. Tu vois, je me suis dit que comme je ne payais rien au fisc, je pouvais aussi bien te donner ce qui aurait dû leur revenir. La mort et les impôts marchent main dans la main.
Stupéfaite, je regardai les billets. Il y avait là plus d’argent que je n’en aurais gagné en travaillant six mois comme serveuse ou dans le verger de mes grands-parents. Et dire que je m’inquiétais de mes factures d’essence ! Avant qu’il change d’avis, j’enfournai l’argent dans la boîte à gants.
— Euh... merci.
Que disait-on en de pareilles occasions ? Je n’en savais rien.
Il sourit.
— Tu l’as bien mérité, mon chou.
— Ça te fait un joli paquet à toi aussi. Tu vas enfin pouvoir quitter la grotte, non ?
Bones gloussa.
— Tu crois que c’est pour ça que j’habite ici ? Par manque d’argent ?
En le voyant si manifestement amusé, je fus aussitôt sur la défensive.
— Quoi d’autre ? Ce n’est pas le Ritz, cette grotte. Pour avoir l’électricité, tu es obligé de tricher, et pour te laver tu n’as qu’un ruisseau glacé à ta disposition. À moins bien sûr que tu prennes plaisir à voir certaines parties de ton corps se ratatiner quand tu fais ta toilette !
Cette dernière remarque le fit rire aux éclats.
— Tu t’inquiètes pour mes bijoux de famille ? Je peux t’assurer qu’ils vont très bien. Bien entendu, si tu ne me crois pas, tu peux toujours...
— N’y pense même pas !
Il cessa de rire, mais ses yeux brillaient toujours.
— De toute façon, il est trop tard pour ça. Pour en revenir à ta question, si je reste ici, c’est tout d’abord par souci de sécurité. J’entends les gens arriver à plus d’un kilomètre, et je connais l’endroit comme ma poche. Quiconque chercherait à me tendre une embuscade risquerait de passer du rôle de chasseur à celui de proie. En plus, c’est calme. Je suis sûr qu’il t’est déjà arrivé de ne pas pouvoir dormir à cause des bruits dans ta maison. En outre, cette grotte est un cadeau d’un ami, donc je la surveille quand je suis dans l’Ohio et je m’assure que tout va bien, comme je le lui ai promis.
— Un ami t’a fait don de la grotte ? Comment peut-on donner une grotte à quelqu’un ?
— Son peuple l’a découverte il y a des centaines d’années ; à mon sens, ça vaut bien un acte de propriété en bonne et due forme. Cette grotte servait de résidence d’hiver aux Mingoes. Ils formaient une petite tribu de la nation iroquoise, et ils faisaient partie des derniers Iroquois à être restés dans l’Ohio après l’entrée en vigueur de l’Indian Removal Act en 1831. Tanacharisson était un ami à moi et il a choisi de ne pas aller dans la réserve. Il est resté caché dans la grotte après le départ forcé des derniers membres de sa tribu. Le temps a passé, il a assisté à la destruction irrévocable de son peuple et de sa culture et il a décidé qu’il en avait assez. Il a recouvert son corps de peintures de guerre puis il est parti accomplir sa mission suicide contre Fort Meigs. Mais avant cela, il m’a demandé de veiller sur sa maison et de m’assurer que personne ne viendrait la déranger. Les os de ses ancêtres sont enterrés tout au fond de la caverne. Il ne voulait pas que les Blancs viennent les souiller.
— C’est horrible, dis-je doucement en pensant à cet Indien solitaire partant pour sa dernière bataille après avoir vu disparaître tout ce qu’il aimait.
Bones étudia mon visage.
— C’était son choix. Il n’avait plus de contrôle sur rien, à part la manière dont il allait mourir, et les Mingoes étaient un peuple très fier. Pour lui, c’était une bonne mort, une mort digne de l’héritage des siens.
— Peut-être. Mais quand tout ce qu’il te reste, c’est la mort, c’est triste, quoi qu’on puisse en dire. Bon, il est tard, Bones, je vais y aller.
Il me toucha alors le bras, l’air très sérieux.
— À propos de ce que tu m’as dit tout à l’heure, je veux que tu saches que ce n’était pas ta faute. Un type comme ça aurait agi de la même manière avec n’importe quelle fille, ce n’était certainement ni la première fois ni la dernière.
— Tu parles en connaissance de cause ?
Les mots étaient sortis sans que je puisse les retenir. Bones laissa retomber son bras et recula en me gratifiant d’un nouveau regard impénétrable.
— Non. Je n’ai jamais traité une femme de cette manière, et surtout pas une vierge. Comme je te l’ai déjà dit, il n’y a pas que chez les humains qu’on trouve des êtres incapables de certaines bassesses.
Ne sachant quoi répondre, je me contentai de mettre mon pick-up en route et je partis.